ORIGINES

Monodies grégoriennes, antiennes et folksongs d’ici et d’ailleurs

Eglise Saint Barthélémy
2 Rue des Cordeliers, Boutigny-sur-Essonne

23 juin 2019 | 15h30

Romain Dayez, baryton & harmonium
Marianne Seleskovitch, mezzo-soprano

Monodies grégoriennes, antiennes et folksongs d’ici et d’ailleurs

D’autres que moi auraient parlé de « racines »… Ce n’est pas mon vocabulaire. Je n’aime pas le mot « racines », et l’image encore moins. Les racines s’enfouissent dans le sol, se contorsionnent dans la boue, s’épanouissent dans les ténèbres ; elles retiennent l’arbre captif dès la naissance, et le nourrissent aux prix d’un chantage : « Tu te libères, tu meurs ! »

Les arbres doivent se résigner, ils ont besoin de leurs racines ; les hommes pas. Nous respirons la lumière, nous convoitons le ciel, et quand nous nous enfonçons dans la terre, c’est pour pourrir. La sève du sol natal ne remonte pas par nos pieds vers la tête, nos pieds ne servent qu’à marcher. Pour nous, seules importent les routes. Ce sont elles qui nous convoient – de la pauvreté à la richesse ou à une autre pauvreté, de la servitude à la liberté ou à la mort violente. Elles nous promettent, elles nous portent, nous poussent, puis nous abandonnent. Alors nous crevons, comme nous étions nés, au bord d’une route que nous n’avions pas choisie.

A l’opposé des arbres, les routes n’émergent pas du sol au hasard des semences. Comme nous, elles ont une origine. Origine illusoire, puisqu’une route n’a jamais de véritable commencement ; avant le premier tournant, là derrière, il y avait déjà un tournant, et encore un autre. Origine insaisissable, puisqu’à chaque croisement se sont rejointes d’autres routes, qui venaient d’autres origines.

Amin Maalouf, Origines

Je ne sais ni qui je suis, ni d’où je viens. Je suis comme égaré·e dans la forêt de souvenirs de l’humanité ; mais je suis cet étroit sentier au milieu de cet immense chantier, et, chant après chant, sente après sente, il me semble que je reviens sur les pas de ceux qui me précédèrent. Parfois, je m’arrête ; alors, autour de moi, j’entends le monde qui bruisse de toute la variété de ces milliers de langues vivantes ou mortes – j’entends résonner en moi les voix immémoriales de ces peuples pour certains disparus.

Dans ces chants, il y a des espoirs fous ou déçus, des joies à venir ou qu’on célèbre, des appels qui traversent les siècles ; mais, au fond de chaque chant, comme une note lancinante, il y a une douleur qui vient de la nuit des temps – un cri cristallisé. Une douleur quotidienne, et qui, pourtant, semble déjà prédire déjà les souffrances de mon peuple. C’est un chant du berceau autant qu’un chant de la tombe. Peut-être sont-ce les morts qui chantent ainsi, et leurs cheveux sont des racines qui se prolongent et transpercent la terre, champ de chants où chaque épi qui ondule est une chanson murmurée. Dans le ciel aussi, il y a ces nuages de cendres, une tombe dans les airs, et comme une pluie fine, tombent sur moi ces voix froissés, voix étouffées, voix si semblables et si différentes à celle que je crois être mienne : il y a tant de peine sur mon cœur, qui ne m’appartient pas entièrement, mais dont je sais qu’il me faut, dans l’espace d’une vie, la chanter à voix haute pour que tou·te·s s’en souviennent.

Je vais vers le lieu où quelque chose en moi s’est levé pour marcher et dire : je vais vers le lieu où je suis né·e il y a des milliers d’années. Je ne sais pas ce que je trouverai au bout de ce chemin, quelle origine – illustre ou obscure, ancienne ou récente. Je dois remonter ce fil parfois caché, parfois renié, parfois rompu de mes origines. Je veux aller vers ce lieu que j’ignore, là où tout a commencé, guidé·e par une chanson des temps passés. Oui, si je peux retrouver ce premier chant, je crois que je serai sauvé·e. Peut-être alors, découvrirai-je que ce chant est identique à celui que j’ai toujours chanté, que tous ces chants ne sont qu’un seul tissu fait de mille pièces bariolées.

Ce chant originel se révélera-t-il semblable à celui de la mère – de la mer ? Peut-être n’a-t-il nul besoin de paroles, pas même de musique ; peut-être est-il pur mouvement de va-et-vient, comme ce souffle qui entre et sort de moi, s’accélère ou se ralentit au gré de mes émotions ; peut-être ne m’appartient-il pas vraiment – et, à l’ultime moment, peut-être se mêlera-t-il à l’air que d’autres respirent… Peut-être est-ce à la toute fin que je comprendrais ce mystère des origines, lorsqu’expirant mon souffle se mêlera à l’air que d’autres respirent ; alors, chargé de tout ce qui me fut cher – amours, combats, pleurs et joies – il sera par d’autres respiré et transformé en chant, et volera de pays en pays, siècle après siècle : mon expiration sera leur inspiration.